Après une longue pause, je me suis enfin remise à ce projet. Voilà donc la suite du pays des enfants parfaits. J’espère qu'elle vous plaira.
— Et attends, ton jogging, s’écria-t-elle, mais le garçon
avait déjà disparu dans l’obscurité des souterrains.
Ce mec était encore plus étrange qu’elle, ce qui n’était
pas peu dire. Malgré ça, sa disparation lui fit un léger pincement
au cœur. Un sentiment qu’elle étouffa vite. Elle était forte,
elle n’avait besoin de personne.
Elle repensa à la dernière phrase de son curieux guide. Il
n’avait tort. Comme la plupart des gadgets électroniques, sa
montre possédait une puce GPC intégrée. C’était une des raisons
pour lesquelles la mairie en offrait une à chaque enfant le jour de
ses six ans. Cela facilitait les recherches en cas de disparition.
Ruby avait toujours eu quelques doutes sur l’efficacité du
dispositif. La première chose que faisait un kidnappeur était sans
doute de confisquer au gosse tous ses objets connectés. Quoique…
certains gamins étaient tellement bardés d’électroniques qu’il
devait être fréquent d’en oublier un ou deux. Elle avait même
entendu dire que des parents avaient implanté des puces
localisatrices dans le corps de leurs chers bambins. Rien que d’y
penser, elle ne pouvait s’empêcher de frissonner. Elle sentait
presque l’implant métallique rouler sous sa peau... Mais fermons
la parenthèse. L’heure n’était pas aux divagations. Ruby devait
prendre une décision et vite. Car si les chances que sa famille ait
signalé sa disparition était presque nulle, aux bahuts, la sonnerie
avait probablement déjà retenti. Et le lycée avait l’obligation
de declarer aux autorités les élèves qui séchaient les cours.
Dans quelques heures, les hommes en blancs se lanceraient à sa
recherche. Son estomac, pourtant bien vide, lui sembla soudain peser
très lourd. Sa décision, elle l’avait prise sur un coup de tête.
Elle ne s’était pas rendu compte de toutes les implications que
cela entraînait. Plus de lycée. Jamais. Le terme fugueuse serait
inscrit dans son dossier. Cela lui resterait à vie. Si elle voulait
trouver un travail sérieux. Entrer à l’université…
L’université… Cette idée la fit rire, chassant ses derniers
doutes. Jamais elle n’avait eu la moindre chance d’y aller. Pour
cela, il fallait de l’argent. Ou alors, se distinguer des autres,
être une tête ou un grand sportif. Ruby n’était ni l’un ni
l’autre. L’avenir qui s’offrait à elle était le même que ses
parents. Trimer sang et eau pour tenter de garder le bec à la
surface. Perspective peu réjouissante. Non, ce n’était pas les
études qui lui permettraient de s’en sortir. Son seul espoir, se
montrer plus maligne que le système, refuser d’entrer dans le
rang. On pouvait être heureux sans argent. Pas sans liberté.
Avec une détermination et une confiance en elle qu’elle n’avait
pas ressentie depuis bien longtemps, Ruby jeta sa montre au loin. Se
séparer de sa musique lui faisait mal au cœur, mais c’était une
étape nécessaire. Et puis, elle s’en achèterait une nouvelle dès
qu’elle aurait un peu de sous. Avec un numéro de puce anonyme. Big
Brother ne gagnerait pas.
Elle fourra ensuite son pantalon dans son sac à dos et enfila sa
parka. Non sans un regard en arrière, elle se mit à grimper à
l’échelle. Les barreaux dont la surface rouillée se désagrégeait
sous ses doigts ne l’arrêtèrent pas et ce fut une Ruby toute
neuve qui émergea à l’air libre.
********
L’air
froid de janvier lui coupa le souffle. Le contraste entre en haut et
en bas était saisissant. Ruby comprit pourquoi les SDF bravaient les
dangers pour se réfugier sous la surface. Mais pas le temps de
réfléchir aux raisons qui poussaient des hommes à s’enterrer
vivants. Même si la rue dans laquelle elle avait émergé était
pour l’instant déserte, des passants pouvaient débouler à tout
moment. Il lui faudrait alors expliquer ce qu’elle faisait là et
ça, elle s’en abstiendrait bien. Elle remonta le col de sa parka,
enfonça ses mains dans ses poches et se mit en route.
Vingt
minutes de marche et quarante minutes de métro plus tard, elle
arriva devant le petit café où elle et Sarah avaient l’habitude
de traîner après les cours. Peter le barman était un vieil ami de
Sarah.
Elle
poussa donc la porte du « Grey dog ». Elle n’était pas
revenue depuis le départ de Sarah. Les lieux lui rappelaient
douloureusement l’absence de la jeune blonde au fort caractère.
Sans son sourire communicatif, la décoration épuré semblait juste
austère. L’adolescente n’avait jamais vraiment adhéré au
concept « néo-industriel » dont le patron était si
fier. Les murs gris et les meubles blancs manquaient de vie. Déserté
de ses clients, c’était encore pire.
Un
sentiment de malaise s’empara de Ruby, une impression de ne pas
être à sa place dans cet endroit où elle avait pourtant vécu tant
de bon moment. Peter, occupé à nettoyer le comptoir, ne l’avait
pas entendu arriver. Comme Ruby, il passait la majorité de son temps
avec ses écouteurs dans les oreilles. Inutile d’essayer de lui
parler. Il mettait le son tellement fort qu’elle pouvait presque
comprendre les paroles de là où elle était.
Elle en
profita pour l’observer. Elle l’avait toujours trouvé trop
mignon avec ses jeans déchirés et ses cheveux longs. Si seulement
il pouvait voir en elle autre chose qu’une petite sœur. Enfin, il
releva la tête et l’aperçu. Un sourire se dessina sur son visage,
le rendant encore plus craquant. Il retira ses écouteurs et posa son
torchon sur le bar.
—
Ruby, cela faisait longtemps que tu n’y étais pas venu nous rendre
visite.
Ruby
sourit timidement. Elle avait l’impression de sentir ses joues
virer au rouge tomate. « Idiote, trouve quelque chose
d’intelligent à répondre ».
Peter
fit le tour du comptoir et s’approcha d’elle. Il l’observa avec
circonspection.
— Je
t’aurais bien serré dans mes bras, lui dit-il, mais tu es pleine
de poussières. Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
Ruby
repensa à sa dispute avec sa mère, à ce type qui l’avait
violemment plaqué contre le mur, au sentiment d’impuissance
qu’elle avait ressenti. Elle se mit à trembler et les larmes
commençaient à monter. Peter la prit par les épaules.
—
Ruby, ça va ? demanda le jeune barman, une expression anxieuse
sur le visage.
Ruby ne
répondit rien. Elle savait que si elle ouvrait la bouche, elle
éclaterait en sanglots. Elle se maudit d’être aussi faible.
Inquiet, Peter la fit asseoir à une table et lui apporta un verre
d’eau.
Ruby
but une gorgée et elle sentit la boule qu’elle avait dans la
poitrine refluer. Elle se
força à sourire au jeune homme qui s’était installé en face
d’elle.
— Tu
veux en parler ?
L’adolescente
secoua la tête.
— OK.
Comme tu veux. Mais si tu as besoin je suis là. Après tout, c’est
mon boulot.
— À
propos de boulot, commença Ruby, je cherche un travail en ce moment,
et je me demandai si je ne pouvais pas prendre la place que Sarah si
elle est encore libre.
Peter
la dévisagea quelques secondes.
— Si
tu permets, quel âge as-tu ?
—
Dix-sept ans, mentit la jeune fille.
Une
expression dubitative s’afficha sur le visage de Peter ce qui fit
rougir Ruby de plus belle, mais il ne contredit pas.
—
Écoute sœurette, tu peux toujours tenter ta chance. Le patron n’a
pas encore remplacé Sarah. Mais tu sais, les lycéennes, ce n’est
pas vraiment son truc. Il cherche des serveuses plus âgées, plus
matures. Alors à ta place, je ne fonderais pas trop d’espoir
là-dessus.
—
Mais Sarah bossait bien ici et elle était aussi au lycée.
—
Sarah, c’est Sarah, sans vouloir te vexer… Enfin, tu la connais…
Elle… enfin, bon... Et puis, tu as vu dans quel état tu es ?
Dans
quel état elle était ? Ses yeux se posèrent sur sa parka
pleine de poussière, sur les traces grisâtres qu’elle laissait
sur la banquette blanche. Elle ne sut soudain plus où se mettre.
—
Je... Je peux utiliser les toilettes ?
—
Bien sûr.
Honteuse,
Ruby se leva et s’éloigna le plus vite possible.